Montées de « Vayaqhel »
Reprise détaillée de la construction du Tabernacle jusqu’à la manifestation de la gloire divine.
1) Réitération du Chabbat. Réitération des offrandes de matériaux nécessaires à l’édification du tabernacle, et des différents objets et éléments du dit tabernacle.
2) Hommes, femmes et princes des tribus contribuent à la construction.
3) Le peuple est trop généreux, au point de faire passer une annonce leur enjoignant de cesser d’apporter leurs offrandes pour la construction.
4) Confection des tentures, reliées entre elles, servant de murs ou de toitures.
5) Fabrication et disposition des planches ; fabrication des rideaux, des chérubins, de l’arche et de la table.
6) Fabrication du candélabre et de l’autel de l’encens.
7) Réalisation de l’autel des sacrifices, de la cuve et de la cour du sanctuaire.
Etincelles de mémoire :
Lorsque l’on évoque les interdits du Chabbat, la première défense qui vient à l’esprit, pour beaucoup d’entre nous, est celle de ne pas allumer de feu (aujourd’hui, l’électricité). Pourquoi ce choix, alors qu’il existe trente-huit autres défenses ? Peut-être que notre Paracha répond en partie à cette question, car elle cite expressément cet interdit, ce que le Pentateuque ne fait pour aucun autre travail du Chabbat. « Vous n’allumerez pas de feu dans aucune de vos demeures le jour du Chabbat » (Exode XXXV, 3). Nous nous contenterons de poser deux questions, sans y répondre, afin de vous donner l’occasion d’étudier les réponses durant ce Chabbat Vayakhel.
1° Pourquoi le Pentateuque ne cite-t-il explicitement que cet interdit, alors qu’il n’est pas plus grave que les autres ?
2° Que signifie la précision « dans vos demeures », qui laisse à penser que l’on aurait le droit d’allumer du feu ailleurs que dans nos demeures, par exemple, à la synagogue qui n’est pas notre domicile ?
Etincelles de réflexion :
Cette Paracha, dont l’importance nous semble minime parce qu’elle se contente de récapituler la construction du sanctuaire du désert, déjà détaillée dans la section Térouma, comporte en réalité, un enseignement essentiel :
Les trente-neuf travaux interdits du Chabbat proviennent en effet du début de cette Paracha. S’ils n’y sont pas détaillés (le détail relève de la Michna/Loi Orale, traité Chabbat), il n’en reste pas moins que c’est elle qui pose le principe suivant :
Tous les travaux qui servirent à l’édification du tabernacle, sont prohibés le Chabbat. C’est pour cette raison que Vayakhél commence par le Chabbat, sujet a priori sans rapport avec le reste de la Paracha qui revient sur la construction du sanctuaire 1. Cela signifie donc que tous les actes défendus le Chabbat, sans exception, trouvent leur origine dans la dite construction.
La seconde leçon, plus philosophique que juridique, c’est le primat du temps sur l’espace, dans la pensée juive. Evoquer le Chabbat, temps sacré, avant le tabernacle, espace sacré, c’est signifier le rôle du peuple juif, peuple de « bâtisseurs du temps », pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Abraham Heschel que vous êtes tenus de lire si ça n’est pas déjà fait.
Abraham Heschel nous dit beaucoup sur la manière de penser notre rapport au temps, à travers cette « religion du temps » que constitue le judaïsme. Abraham Joshua Heschel(1907-1972), Professeur de théologie morale et mystique au séminaire juif d’Amérique, où il exerça de 1945 à sa mort, est considéré comme l’un des plus grands philosophes et théologiens du judaïsme contemporain et comme un des maîtres spirituels de notre temps. Né en Pologne, versé aussi bien dans le Talmud que dans le h’assidisme et la kabbale, ses travaux couvrent la presque totalité de la pensée juive classique. Il a écrit sur les prophètes, les philosophes juifs du Moyen-âge, ainsi que sur la kabbale et le h’assidisme .
« Les bâtisseurs du temps. »
L’idée principale développée par Heschel, peut se résumer en une phrase :
Notre civilisation est beaucoup plus obsédée par l’espace, c’est-à-dire, par les objets, dans la terminologie d’Heschel, que par le temps ; pour le dire autrement, par l’avoir que par l’être. Or, la tradition juive, à travers, notamment, les fêtes, s’affirme comme « une religion du temps » en ce qu’elle tend « à la sanctification du temps ».
Voici quelques extraits, parmi les plus remarquables :
« La civilisation technique est la conquête de l’espace par l’homme… Dans la civilisation technique, nous gaspillons le temps pour gagner l’espace…Cependant, avoir davantage ne signifie pas être davantage… Car il est un royaume du temps ; là, le but n’est pas d’avoir, mais d’être…La civilisation technique procède avant tout du désir qu’a l’homme de vaincre et maîtriser les forces de la nature… De nos jours, l’esprit humain est si préoccupé des objets spatiaux qu’ils dominent toutes nos activités. » Selon Heschel, les religions elles-mêmes ne sont pas à l’abri de la tyrannie de l’espace, lorsqu’elles situent la divinité dans l’espace parce que « c’est dans l’empire de l’espace que règne l’imagination » et que l’imagination a besoin d’images. « L’idée que Dieu est présent dans l’univers soulève l’enthousiasme, mais on la comprend plutôt comme la présence de Dieu dans l’espace et non dans le temps, dans la nature et non dans l’histoire comme s’il était un objet et non pas un esprit. »
« Dans notre vie quotidienne, nous prêtons surtout attention à ce que les sens, à grand-peine, déchiffrent pour nous, à ce que l’œil peut percevoir, le doigt toucher… Notre soumission aux choses nous rend aveugles à toute réalité qui ne peut s’identifier à une chose. Ceci est particulièrement évident dans notre façon de comprendre le temps qui étant non substantiel, nous paraît être sans réalité. Selon Heschel, il y a en chacun de nous une terreur plus ou moins consciente à l’égard du temps qui « dévore chaque instant de notre vie ». « Nous fuyons vers la sécurité des objets de l’espace… » Mais « la joie de posséder est elle un antidote à la terreur du temps qui croît jusqu’à devenir la panique devant une mort inévitable ?…Il est impossible à l’homme d’éluder le problème du temps. Plus nous pensons, plus nous réalisons : nous ne pouvons conquérir le temps par l’espace. Nous ne pouvons dominer le temps que dans le temps.» A ce stade de sa pensée, Heschel affirme ne pas avoir l’intention de déprécier le monde de l’espace, « œuvre de la Création », mais souligne que « nous ne devons pas oublier que ce n’est pas l’objet qui donne un sens au moment ; mais c’est le moment qui donne leur signification aux choses. » Pour le judaïsme, « chaque heure est unique et infiniment précieuse. »
Il me revient en mémoire cet aphorisme cher au rabbin Hajkin, que le souvenir d’un juste soit source de bénédiction, fondateur de la yéchiva d’Aix-les-Bains, disciple du Hafets Haïm, qui consistait à inverser la fameuse formule « le temps c’est de l’argent » en « l’argent c’est le temps ». « Le judaïsme nous enseigne la sainteté dans le temps, nous devons nous attacher aux événements sacrés, nous devons apprendre à consacrer les sanctuaires qui émergent du grandiose écoulement de l’année. Le Chabbat est notre cathédrale, et notre Saint des Saints est un sanctuaire que les Romains ni les Germains n’ont pu détruire… : le Jour de Kippour, le Grand Pardon.
L’on ajoutera, et ce sera le mot de la fin, que cette réflexion d’Abraham Heschel sur le temps, entre indubitablement en résonance avec ce qui se joue pour chacun d’entre nous, lorsque nous « prenons le temps »de réfléchir à l’usage que nous faisons de notre temps : repentir, jugement et pardon pour le temps gâché, gaspillé faute d’avoir saisi son importance, mais aussi temps reconstruit, réparé, réorienté, afin de ne plus avoir peur de regarder le temps en face.
Abraham Joshua Heschel, Les bâtisseurs du temps, les éditions de minuit, collection « Aleph ». 1957, Paris.
1 Et ce, d’autant plus que le Chabbat apparaît déjà plusieurs fois dans les péricopes précédents.
Voir aussi :
L’achèvement du sanctuaire