Les sangs d’Abel
Dans Les Disparus, p. 174-5 de la traduction française, alors que l’auteur visite en Ukraine les lieux où furent assassinés en 1941-42 son grand-oncle Shmiel, sa femme, leurs quatre filles et leurs voisins juifs, Daniel Mendelsohn s’interroge sur le pluriel utilisé dans l’interpellation à Caïn : « Qu’as-tu fait ? La voix des sangs de ton frère, ils crient de la terre jusqu’à Moi ».
Genèse 4, 10 :
וַיֹּאמֶר מֶה עָשִׂיתָ קוֹל דְּמֵי אָחִיךָ צֹעֲקִים אֵלַי מִן־הָאֲדָמָה׃
WYAMR MH ŒSYT QWL DMY AEYK ZŒQYM ALY MN-HADMH
VaYomèr Mah ‘Assyta Qol Demey A’hykha Tso’aqim Eli Min-HaAdamah
Traductions Judéopédia :
Samuel Cahen : Et Il dit : qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers moi ;
Louis Segond : Et Dieu dit: Qu’as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi.
John Darby : Et il dit: Qu’as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre à moi.
André Chouraqui : Il dit: « Qu’as-tu fait ? La voix des sangs de ton frère clame vers moi de la glèbe.
Traduction Sefarim :
Rabbinat : Dieu dit: « Qu’as-tu fait! Le cri du sang de ton frère s’élève, jusqu’à moi, de la terre. »
Commentaire de Daniel Mendelsohn (traduction Pierre Guglielmina, translittérations Judéopédia) :
Comme QWL, « voix » ou « son », est au singulier, mais que le mot pour « sang », DMY, Demey, et la forme du verbe « crier », ZŒQYM, Tso’aqim, sont au pluriel, il faut trouver un moyen de résoudre le problème d’accord quand on traduit la déclaration de Dieu. Le premier, auquel ont recours la plupart des traducteurs, consiste à ignorer tout simplement la grammaire et à traduire la phrase de la manière suivante : « La voix du sang de ton frère crie … ».
(… D’autres) transmettent la syntaxe en essayant d’en dégager le sens : « Le son des sangs de ton frère, ils crient vers Moi depuis la terre ! » (…) (Rachi, soit dit en passant, explique l’étrange pluriel « sangs » de deux façons, l’une assez figurative et l’autre tout à fait littérale. Tout d’abord, Rachi pense poétiquement : il imagine que les pluriels font référence à « son sang et à celui de sa progéniture ». Il raisonne ensuite de manière pratique, à la façon dont pense un homme qui voudrait commettre un meurtre : « Caïn a frappé Abel en plusieurs endroits, parce qu’il ne savait pas d’où sortirait son âme »).
La traduction de Friedman est bien plus audacieuse et, je ne peux pas m’empêcher de le penser, bien plus efficace : « Le bruit ! Le sang de ton frère crie vers moi depuis la terre ! ». Ici, il ne cache pas qu’il arrache ce singulier gênant « Le bruit ! », au reste de la phrase, afin qu’il soit isolé comme une pure exclamation d’horreur. L’effet produit est double. D’une part, c’est à la fois émouvant et troublant en quelque sorte de penser que le son du sang répandu dans la violence pourrait être tellement violent que Dieu lui-même ne pourrait réagir autrement que de façon humaine comme s’il plaquait ses mains sur ses oreilles : le bruit ! Mais ce qui est vraiment étrange dans cette façon de traiter l’étrange hébreu du texte, c’est qu’il est suggéré, très nettement, que les cris des victimes innocentes, après que le sang a été répandu, continue de jaillir de l’endroit où il a coulé.
Voir aussi :
Celui qui sauve une vie …
Midrash, dans Encyclopédie Larousse